Moscou (AFP) - C'est une possibilité qui inquiète militants et opposants : Moscou pourrait quitter le Conseil de l'Europe et son bras juridique, la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH), privant les justiciables russes d'un "ultime espoir" devant cette juridiction phare du droit international.
En plus de vingt ans de présence au Conseil de l'Europe, la Russie est devenue la première pourvoyeuse de requêtes devant la CEDH, qui tranche des affaires ayant épuisé toutes les voies de recours devant les juridictions nationales.
Mais depuis l'annexion de la Crimée par Moscou en mars 2014, les relations entre le Conseil et la Russie se sont rapidement détériorées, si bien que cette dernière pourrait quitter dès cette année l'institution strasbourgeoise composée de 47 Etats-membres, et indépendante de l'Union européenne.
"On arrive à une situation pour laquelle il n'y aura peut-être pas d'autre issue", affirme Tatiana Stanovaïa, directrice du think-tank R.Politik basé à Paris.
Ce "Ruxit", comme l'a surnommé le secrétaire général du Conseil, Thorbjorn Jagland, conduirait potentiellement à une augmentation de la pression des autorités sur la société civile, une dégradation des conditions de détention, voire un rétablissement de la peine de mort, selon des militants.
Depuis l'annexion de la Crimée, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE) a privé les parlementaires russes de leurs droits, en particulier de leur droit de vote. Résultat : plus de la moitié des juges de la CEDH et le commissaire aux droits de l'Homme du Conseil ont été élus sans la Russie.
En contre-partie, Moscou a suspendu en 2017 sa participation de 33 millions d'euros au Conseil (7% de son budget). Et les députés russes refusent désormais de se rendre aux sessions de l'APCE.
Selon les règles du Conseil, si un Etat membre ne verse pas sa contribution, il risque l'exclusion au bout de deux ans, soit à partir de juin prochain pour la Russie. Si rien ne change, Moscou ne participera pas non plus en juin à l'élection du nouveau secrétaire général de l'organisation.
- Coup de bluff ? -
Pour Piotr Tolstoï, chef de la délégation russe à l'APCE et vice-président de la Douma d'Etat (chambre basse du parlement russe), Moscou ne participera à l'élection du nouveau secrétaire que si tous ses droits sont restaurés et que l'APCE supprime la possibilité de sanctionner des délégations nationales.
"Si cela n'a pas lieu, la délégation russe ne participera pas à l'élection. Et cela posera la question de la nécessité de notre participation à cette organisation", indique-t-il à l'AFP.
L'opposant au Kremlin Alexeï Navalny, qui a déposé de nombreuses requêtes auprès de la CEDH, soupçonne lui un coup de bluff.
"Le Kremlin se réjouit que notre délégation ait perdu son droit de vote", assure M. Navalny à l'AFP, qui y voit un moyen pour Moscou de renforcer sa popularité en politique intérieure. "Même si le gouvernement russe n'apprécie pas beaucoup de décisions de la CEDH, il ne souhaite pas se retirer du Conseil, et le Conseil ne veut pas non plus vraiment l'exclure", affirme-t-il.
Pour l'analyste Tatiana Stanovaïa, le souhait de la Russie de rester tient au fait que "pour Vladimir Poutine, une participation au Conseil de l'Europe est vue incontestablement comme une appartenance au monde civilisé".
Depuis la création du Conseil de l'Europe, seule la Grèce l'a quitté en 1969, lors de la dictature des colonels, avant d'y être réintégrée en 1974.
- "Sentiment de justice" -
Fin 2018, plus de 60 militants et avocats ont signé un mémorandum appelant à un compromis, arguant que le départ de la Russie serait préjudiciable pour les victimes de jugements inéquitables. Ils mettent également en garde contre un possible retour en Russie de la peine de mort, dont la suspension est un prérequis pour entrer au Conseil de l'Europe.
"Il est assez évident que les pertes seraient énormes", prédit Iouri Dzhibladze, un militant russe des droits de l'Homme, tout en comparant la CEDH à "un ultime espoir de justice".
En 2017, Moscou a payé plus de 14,5 millions d'euros en "satisfaction équitable" à des justiciables russes. En comparaison, le Royaume-Uni et la France ont été condamnés la même année à 222.677 et 88.279 euros. La Russie paye la plupart du temps ces sommes, mais échoue souvent à traiter l'origine de ces violations, selon les militants.
Pour Piotr Tolstoï, les tribunaux russes correspondent désormais aux standards européens et les militants des droits de l'Homme doivent selon lui se préparer à "vivre sans la CEDH".
De son côté, Alexeï Navalny soutient que beaucoup de Russes ont le sentiment que "quelque part loin d'ici, en France, la justice existe" : "Réaliser qu'un procès équitable ne sera plus possible, même en théorie, sera la principale et la plus terrible des conséquences", avance l'opposant.