À Paris, une juge d'instruction enquête pour tortures sur au moins deux des onze jihadistes français condamnés à mort en 2019, puis à la prison en vie en Irak.
La magistrate du pôle Crimes contre l'humanité du tribunal de Paris enquête depuis décembre 2023 pour tortures, peines et traitements inhumains, dégradants, et détention arbitraire, a confirmé à l'AFP le Parquet national antiterroriste (PNAT).
«On ne peut pas admettre que des Français dépérissent dans des geôles, quelle que soit la gravité des faits qu'on leur reproche», a expliqué Richard Sédillot, avocat des deux plaignants, Brahim Nejara et Vianney Ouraghi.
«Je ne demande pas leur exonération a priori, mais il est indispensable qu'ils puissent être jugés dans des conditions équitables, pas en cinq minutes, sans avocat. Il faut une instruction et un jugement en France», a-t-il insisté.
La plainte, déposée avec constitution de partie civile en septembre 2020, a mis du temps à aboutir. La justice avait d'abord décidé de ne pas enquêter, mais l'avocat a fait appel et obtenu le lancement d'une enquête.
Une décision qui donne espoir à quatre autres jihadistes qui ont aussi porté plainte.
Peine commuée
Après la chute de l'État islamique, onze jihadistes avaient été condamnés à mort par pendaison en juin 2019 en Irak. Le 30 mai 2023, la justice irakienne a commué cette peine en un emprisonnement à vie.
Ce changement est le fruit d'échanges entre magistrats des deux pays, a expliqué une source judiciaire, les Irakiens étant «très désireux de collaborer» avec la justice française, qui enquête encore sur ces hommes. Les onze sont en effet visés par des mandats d'arrêt pour association de malfaiteurs terroriste criminelle, selon le PNAT.
«Tous avaient des positions élevées au sein de l'État islamique, et certains ont été impliqués dans des projets d'attentats en France avant leur départ puis pendant leur séjour en zone irako-syrienne», a précisé la source judiciaire.
Trois autres Français détenus en Irak, dont deux femmes, sont aussi visés par des enquêtes antiterroristes, selon le ministère de la Justice.
Pour poursuivre ces investigations, les juges ont cherché un moyen «d'entendre les suspects sans que leurs droits soient diminués» et «intercédé auprès des Irakiens pour qu'ils acceptent la venue d'avocats», souligne la source judiciaire.
Les juges ont proposé des interrogatoires sous le statut de témoin assisté – ce que plusieurs détenus ont refusé par la voix de leurs avocats.
«Aller les entendre en sachant pertinemment dans quelles conditions ils sont détenus, c'est cautionner leurs conditions de détention. Comment peut-on interroger un justiciable en le sachant exposé à des traitements inhumains et dégradants et repartir ensuite à Paris comme si de rien n'était?», s'est indignée Me Marie Dosé, qui défend une jihadiste.
Interrogatoire en Irak
Certains suspects ont toutefois accepté et un interrogatoire a été mené, en décembre 2023.
Fodil Tahar Aouidate dit «Abou Mariam», parti en Syrie en 2014 à l'instar de 22 autres membres de sa famille, a été interrogé pendant deux jours par un magistrat français, en présence d'un magistrat, d'un enquêteur irakiens et de son avocat.
Me Matthieu Bagard, qui défend trois autres hommes, a dénoncé un «dévoiement de la procédure»: la justice française procède à «des interrogatoires intenables pour les droits de la défense, qui fragilisent les procédures» au lieu d'attendre l'exécution du mandat d'arrêt et le «transfèrement» en France pour les interroger.
«Le transfèrement est la règle et le problème est justement que les autorités françaises y dérogent, sans justification», a abondé Me Chirine Heydari-Malayeri, qui défend l'un des hommes.
Deux représentants d'associations de victimes d'attentats, Georges Salines et Arthur Dénouveaux, ont aussi indiqué à l'AFP vouloir leur rapatriement, pour une «plus grande transparence» des enquêtes.
En Irak, un responsable au ministère de la Justice a indiqué à l'AFP que son pays «n'avait reçu aucune demande officielle des autorités françaises».
Quatre avocats se sont rendus à la prison d'Al-Rusafa à l'automne 2023 et en février 2024.
Ils ont tiré de leurs échanges non confidentiels avec leurs clients deux mémorandums alarmants, transmis à la justice française et dont l'AFP a eu connaissance.
Les prisonniers vivent dans des «cachots» bondés de plus de 120 hommes, avec seulement une douche et deux toilettes.
Ils n'ont «qu'une bouteille d'un litre et demi par jour pour boire, assurer leur hygiène et faire leur vaisselle».
Les détenus, même gravement malades, ne sont pas soignés.