COMMISSION DES DROITS DE L'HOMME
Cinquantième session
Point 12 de l'ordre du jour provisoire
QUESTION DE LA VIOLATION DES DROITS DE L'HOMME ET DES LIBERTES FONDAMENTALES, OU QU'ELLE SE PRODUISE DANS LE MONDE, EN PARTICULIER DANS LES PAYS ET TERRITOIRES COLONIAUX ET DEPENDANTS
Exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires
Additif Rapport présenté par M. B. W. Ndiaye, rapporteur spécial, sur la mission qu'il a effectuée au Pérou, du 24 mai au 2 juin 1993
[…]
II. VIOLATIONS DU DROIT À LA VIE : CONCLUSIONS ET PREOCCUPATIONS DU RAPPORTEUR SPECIAL
[...]
B. Le droit à la vie : questions préoccupantes
[...]
2. La peine de mort
74. En vertu de la Constitution de 1979, la peine de mort ne peut être imposée qu'en cas de trahison en temps de guerre extérieure (art. 235). Le 3 août 1993, le CCD a approuvé, par 55 voix contre 21, un élargissement de l'application de la peine de mort dans le projet de nouvelle Constitution. L'article approuvé (art. 159) se lit comme suit : "La peine de mort ne peut être infligée qu'en punition des crimes de trahison et de terrorisme, conformément à la législation nationale et aux traités internationaux auxquels le Pérou est partie." Entre autres instruments internationaux auxquels le Pérou est partie figure la Convention américaine des droits de l'homme (Pacte de San José). Il est particulièrement important de noter à ce propos qu'en vertu de cette Convention, le droit à la vie ne souffre aucune dérogation et que l'article 4.2 interdit expressément l'extension de la peine de mort. Par ailleurs, l'élargissement de la portée de la peine capitale contrevient à l'esprit de l'article 6 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques
(5). Le texte de la nouvelle Constitution a été approuvé, dans sa totalité, par le peuple péruvien lors du référendum du 31 octobre 1993.
75. L'extension de la peine de mort aux crimes de terrorisme et de trahison est particulièrement alarmante au Pérou compte tenu de la législation antiterroriste qui est entrée en vigueur pendant la suspension de l'application de la Constitution, entre avril et décembre 1992, et qui a été ratifiée par le CCD nouvellement désigné, en janvier 1993. En apportant à la législation des modifications de fond et de procédure, des décrets-lois ont gravement restreint les garanties internationalement établies d'un procès équitable et, en particulier, le droit à une défense appropriée. A noter, en particulier :
a) La notion de "crime de terrorisme" a été redéfinie par plusieurs décrets-lois
(6). Les termes utilisés dans ces décrets sont vagues et imprécis, laissant une place excessive à l'interprétation. Le crime de "trahison" est qualifié de nouveau crime lié au terrorisme et imputable à des civils;
b) Tous les cas de trahison sont censés relever de la juridiction de la justice militaire, c'est-à-dire que des civils sont jugés par des tribunaux militaires
(7);
c) L'âge de la responsabilité pénale pour les "crimes de terrorisme" a été ramené de 18 à 15 ans
(8);
d) De larges pouvoirs discrétionnaires ont été conférés à la police (DINCOTE) chargée de "prévenir, instruire, dénoncer et combattre" les crimes liés au terrorisme : tout terroriste présumé peut être gardé à vue jusqu'à concurrence de 15 jours dans la mesure où notification en a été donnée, dans les 24 heures qui ont suivi l'arrestation, à un représentant du Ministère et à un juge. La police peut décider de garder une personne au secret
(9). En cas de trahison, la police peut décider de prolonger de 15 jours la garde à vue et, si elle le juge nécessaire, au secret. Aucune de ces décisions n'est soumise à l'approbation ou à l'examen d'un juge
(10). Pendant le procès (devant le tribunal supérieur) et pendant la procédure d'appel devant des tribunaux civils, l'identité de tous les magistrats, y compris les juges et les représentants du ministère public, est tenue secrète même pour l'accusé et son défenseur. La procédure de jugement du système de justice militaire est secrète à tous les stades;
e) Dans les cas d'activités liées au terrorisme, la détention préventive, normalement limitée à 15 mois, peut être prolongée jusqu'à 30 mois s'il s'agit de cas "compliqués". Dans les cas qui s'avèrent "particulièrement difficiles", la "période d'instruction", c'est-à-dire la détention préventive, peut être portée à cinq ans
(11);
f) Ni la police ni les juges ne peuvent accorder une forme quelconque de liberté conditionnelle
(12);
g) Aucune requête d'habeas corpus ou d'amparo ne peut être déposée pendant l'instruction policière ou judiciaire des cas de terrorisme et de trahison. De ce fait, rien ne permet de contester la légalité d'une détention, pas plus qu'il n'est possible à un juge de s'informer du traitement réservé à un détenu
(13);
h) Un détenu n'est autorisé à communiquer avec un avocat que lorsque la police a décidé de le présenter à un représentant du ministère public
(14);
i) Des limites de temps strictes sont établies pour toutes les étapes du procès dans les affaires liées au terrorisme : l'instruction, confiée au magistrat instructeur, doit être terminée dans un délai de 30 jours consécutifs. Cette période peut être prolongée de 20 jours. Le magistrat instructeur n'est en aucun cas autorisé à classer l'affaire. Il doit en référer à un tribunal supérieur qui dispose de 15 jours pour se prononcer. En cas de recours contre cette décision, la Cour suprême doit se prononcer dans un délai de 15 jours
(15). Le décret-loi No 25 659 prévoit que les délais impartis à chaque étape de la procédure peuvent être réduits au tiers de ceux établis par le décret-loi No 25 475 pour les affaires de trahison
(16);
j) Ni le défendeur ni ses avocats ne peuvent contester l'impartialité d'un juge, pour quelque motif que ce soit
(17);
k) Les personnes accusées de terrorisme et de trahison peuvent être jugées et condamnées par contumace
(18).
76. Le Rapporteur spécial est profondément inquiet des implications des graves restrictions ainsi apportées aux garanties d'un procès équitable, restrictions qui contreviennent à de nombreuses garanties consacrées dans les instruments internationaux relatifs aux droits de l'homme. Pendant sa visite au Pérou, le Rapporteur spécial a appris que, dans certains cas, des personnes avaient été condamnées par contumace à la prison à vie pour des crimes liés au terrorisme. Une fois capturées, elles avaient été emmenées directement en prison pour purger leur peine
(19). Depuis l'approbation du projet de constitution par le peuple péruvien, le 31 octobre 1993, un adolescent de 15 ans peut être condamné à mort par contumace, par un tribunal militaire pour trahison
(20).
77. Dans ce contexte, il est à noter que dans la déclaration qu'il a faite en tant que chef de la délégation péruvienne à la Conférence mondiale sur les droits de l'homme, à Vienne, en juin 1993, le Ministre de la justice a expliqué que la nouvelle législation contre le terrorisme, en vigueur depuis le 5 avril 1993, corrigeait un système pénal obsolescent qui ne tenait pas compte des nouveaux types de crimes et qui n'était pas adapté à la situation d'urgence que connaissait le Pérou. Toutefois, aucune situation, pas même les circonstances exceptionnelles et difficiles qui règnent au Pérou, ne peut justifier que des restrictions soient apportées au plein respect du droit à la vie par le biais de lois régissant les procédures judiciaires.
78. Le 22 septembre 1993, le Rapporteur spécial a instamment demandé aux autorités péruviennes compétentes d'arrêter un processus par lequel la peine de mort pour terrorisme et trahison pourrait devenir partie intégrante de la nouvelle Constitution. Il leur a également instamment demandé de réviser la législation régissant l'enquête préliminaire et la procédure judiciaire afin qu'elles soient conformes aux normes internationalement reconnues d'un procès équitable.
III. CONCLUSIONS ET RECOMMANDATIONS
[...]
D. La peine de mort
111. Le Rapporteur spécial est profondément inquiet de l'élargissement de l'application de la peine capitale au Pérou, sur lequel il s'est étendu en détail ci-dessus (voir par. 74 à 78). Les procédures en vigueur en matière de procès ne garantissent pas le respect de la légalité aux personnes accusées de terrorisme et de trahison qui risquent la peine de mort.
112. En raison de ces graves lacunes, et compte tenu des restrictions à l'extension de la peine de mort imposées dans les instruments internationaux relatifs aux droits de l'homme (voir ci-dessus, par. 74), le Rapporteur spécial demande une nouvelle fois aux autorités péruviennes compétentes de ne pas élargir dans la pratique la portée de l'application de la peine capitale.
113. Le Rapporteur spécial demande aux autorités péruviennes d'amender la législation antiterroriste en vigueur aux fins d'assurer le plein respect des droits des personnes passibles de la peine de mort, conformément aux normes d'un procès équitable internationalement reconnues (29) et, en particulier, de garantir pleinement le droit des détenus de contester la légalité de leur arrestation et de leur détention et de comparaître promptement devant un juge; le droit de s'entretenir avec un défenseur à tous les stades du procès ainsi que le droit de disposer du temps et des moyens nécessaires à la préparation de la défense; le droit de ne pas être jugé par contumace; le droit à toutes les procédures d'appel et le droit à indemnisation en cas de déni de justice.
114. Une attention particulière doit être accordée aux droits des personnes âgées de moins de 18 ans, conformément à la Convention relative aux droits de l'enfant, où l'on relève à l'article 37 a) que la peine capitale ne doit pas être prononcée pour des infractions commises par des personnes âgées de moins de 18 ans. L'obligation des Etats parties de garantir le plein respect des droits des mineurs privés de liberté, suspectés, accusés ou convaincus d'infractions à la loi pénale est énoncée à l'article 37 b) et d) et à l'article 40 de la Convention. Par ailleurs, des garanties spécifiques aux délinquants juvéniles sont énoncées dans l'Ensemble de règles minima des Nations Unies concernant l'administration de la justice pour mineurs (Règles de Beijing). De l'avis du Rapporteur spécial, dans ce contexte, plutôt que de simplement réduire l'âge de la responsabilité pénale et d'assujettir les mineurs ayant entre 15 et 18 ans aux mêmes normes draconiennes que celles applicables aux adultes accusés de terrorisme, les autorités péruviennes devraient établir des programmes d'éducation et d'assistance qui auraient pour objectif d'empêcher des jeunes gens de commettre des actes de violence et de faciliter la réintégration sociale et psychologique des délinquants dans la vie civile.
115. Il ne faut pas perdre de vue que dans un climat de violence terroriste, les juges et les avocats se trouvent dans une position particulièrement délicate. Les agressions terroristes commises contre des juges, soit à titre d'intimidation soit à titre de représailles, sont fréquentes dans de telles situations. Dans un contexte de corruption généralisée des dirigeants politiques, les tentatives de corruption ou d'intimidation des juges sont aussi monnaie courante. Les avocats qui défendent les personnes accusées de terrorisme sont souvent eux-mêmes accusés de complicité par les autorités. De ce fait, beaucoup d'avocats se montrent réticents à défendre de telles causes
(30). Plusieurs cas de ce genre ont été signalés au Pérou. Il n'est pas facile de trouver un juste équilibre entre les mesures permettant d'assurer la sécurité des juges et des avocats et le respect de l'obligation d'effectuer des enquêtes approfondies et de garantir des procès équitables. Des mesures efficaces doivent être prises pour protéger les juges contre les terroristes mais aussi contre les tentatives de corruption. L'expérience de l'Italie où les juges qui enquêtent sur des attentats terroristes bénéficient d'une protection spéciale et où les enquêtes ne sont pas interrompues même lorsque le Premier Ministre risque d'être incriminé, peut servir d'exemple à cet égard.
116. A titre de mesure pratique et pour éviter que le fait de défendre une personne accusée de terrorisme soit presque automatiquement considéré, pour le moins, comme une preuve de la sympathie du défenseur pour l'idéologie et/ou les méthodes terroristes, le Rapporteur spécial suggère que, dans de tels cas, un avocat soit commis d'office conformément à une procédure préétablie.
Cette procédure pourrait être établie sous les auspices du barreau péruvien et ne devrait pas empêcher les défendeurs de prendre un avocat de leur choix.
117. Par ailleurs, le Rapporteur spécial souhaite faire valoir que le fait que le peuple péruvien ait voté à la majorité en faveur de la nouvelle Constitution le 31 octobre 1993 ne saurait justifier de la part du Gouvernement péruvien un manquement quelconque à l'obligation qu'il a, en vertu du droit international, de respecter pleinement le droit à la vie.
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Notes
5 Dans ses observations générales sur l'article 6 du Pacte qui établit certaines limitations à l'imposition de la peine capitale, le Comité des droits de l'homme a déclaré que les instruments internationaux relatifs aux droits de l'homme qui régissent l'application de la peine de mort doivent être interprétés de la façon la plus restrictive. Selon les propres termes du Comité, toutes les mesures prises pour abolir la peine de mort doivent être considérées comme un progrès vers la jouissance du droit à la vie (voir A/37/40, annexe 5, observation 6 16)). Cette tendance en faveur d'une restriction progressive de la peine de mort conduisant éventuellement à son abolition est aussi reflétée dans les Garanties pour la protection des droits des personnes passibles de la peine de mort (résolution 1984/50 du 25 mai 1984 du Conseil économique et social) et dans plusieurs résolutions de l'Assemblée générale. Toute disposition législative ou constitutionnelle qui prévoit un élargissement de la catégorie des délits passibles de la peine capitale est contraire à ces préceptes.
6 D.L., Nos 25 475, 25 659, 25 880.
7 D.L., No 25 659.
8 D.L., No 25 564. En vertu de l'article 20 2) du Code pénal, l'âge minimal de responsabilité pénale est fixé à 18 ans.
9 D.L., No 25 475.
10 Ces nouveaux pouvoirs dérogent aux règles en vigueur dans le cas d'autres délits. C'est ainsi qu'en vertu de l'article 140 du Code de procédure pénale, la garde au secret ne peut excéder 10 jours, et le détenu doit pouvoir s'entretenir en privé avec son avocat. Le juge peut révoquer la décision de garde au secret s'il la juge injustifiée.
11 D.L., No 25 824. En vertu de l'article 137 du Code de procédure pénale, la période maximale de détention préventive dans les cas liés à des activités terroristes est de 24 mois.
12 D.L., Nos 25 475, 25 744.
13 D.L., Nos 25 475, 25 744.
14 D.L., No 25 475. Voir aussi note 10/.
15 D.L., No 25 475.
16 Le Code de procédure pénale ne prévoit un délai pour la prise d'une
décision en appel que dans un seul cas précis (recurso de revisión, art. 363).
17 D.L., No 25 475.
18 D.L., No 25 728. En son article 308, le Code de procédure pénale stipule que les personnes qui n'assistent pas à leur procès peuvent être acquittées mais ne peuvent pas être condamnées. Si un acquittement n'est pas rendu lors du jugement, la procédure est interrompue jusqu'à la comparution de l'accusé devant le tribunal. Si l'accusé est arrêté ou se présente de lui-même, la procédure doit suivre les règles établies par le Code de procédure pénale.
19 Voir note 16/.
20 La juridiction militaire chargée de juger les crimes de trahison a été établie par le D.L. No 25 659. Le prononcé d'une condamnation à mort à l'encontre d'un mineur constitue une violation de l'article 37 a) de la Convention relative aux droits de l'enfant, en vertu duquel la peine capitale n'est pas imposée pour des délits commis par des mineurs de moins de 18 ans. Le Pérou a ratifié cette Convention le 4 septembre 1990.
30 Au Pérou, du fait qu'en vertu de la législation antiterroriste en vigueur un avocat ne puisse pas défendre en même temps plusieurs personnes accusées de terrorisme, ces dernières ont beaucoup de mal à trouver des défenseurs.