Recommandation 1726 (2005)[1]
1. Cinq infirmières de nationalité bulgare - Kristiana Vulcheva, Nassya Nenova, Valentina Siropoulo, Valya Chervenyachka et Snejana Dimitrova – ont été arrêtées par la police libyenne le 9 février 1999. Elles sont accusées d'avoir délibérément causé une épidémie en injectant le virus du sida à quelques 426 enfants soignés à l'hôpital Al-Fateh à Benghazi. Inculpées de meurtres avec préméditation par contamination volontaire des enfants par le virus du sida, elles ont été - ainsi qu'un médecin palestinien, le Dr Ashraf al-Hadjudj - condamnées à la peine de mort le 6 mai 2004. Le Comité des Ministres et l'Assemblée parlementaire ont formellement condamné ce verdict, contraire aux valeurs fondamentales qu'ils défendent. La Cour Suprême libyenne, saisie d'un pourvoi en cassation, rendra son jugement le 15 novembre 2005.
2. L'Assemblée parlementaire est profondément préoccupée par le sort des cinq infirmières bulgares et du médecin palestinien qui ont passé plus de 6 ans et demi dans les prisons de Libye. Elle dénonce catégoriquement la barbarie avec laquelle elles ont été traitées les mois suivants leur arrestation et les tortures et mauvais traitements qu'elles ont subis. Elle considère qu'il n'existe aucune preuve de leur culpabilité et qu'elles sont les boucs émissaires d'un système de santé libyen délabré. L'Assemblée est choquée par le discours de haine à leur encontre alimenté dans l'opinion publique par certains responsables et certains médias libyens, qui ont jeté ces cinq femmes et cet homme en pâture à la vindicte populaire.
3. L'Assemblée relève les éléments suivants :
3.1. des spécialistes de renom, témoignant sous serment à leur procès, ont mis hors de cause les infirmières et le médecin, démontrant clairement que l'épidémie de sida s'était déclarée à l'hôpital pédiatrique Al-Fateh de Benghazi en 1997, c'est-à-dire plus d'un an avant leur prise de fonctions, et qu'elle s'est poursuivie après leur arrestation ; ils ont conclu à une série d'infections nosocomiales accidentelles dues au non respect des normes d'hygiène, à des négligences et de mauvaises pratiques médicales ;
3.2. l'une des infirmières n'a d'ailleurs jamais été en fonction à l'hôpital pédiatrique de Benghazi ;
3.3. les experts ont prouvé que les conditions dans lesquelles les flacons de plasma retenus comme preuve à charge avaient été conservés ne permettaient pas la moindre analyse biologique concluante ;
3.4. les nombreuses violations du droit libyen (tortures, irrégularités de la procédure judiciaire, etc.) plaident également en faveur de l'innocence des infirmières.
4. L'Assemblée conclut en conséquence que les infirmières bulgares et le médecin palestinien doivent être considérés comme complètement innocents.
5. Les autorités libyennes, se retranchant derrière l'indépendance de la justice de leur pays, prennent acte des jugements prononcés par les tribunaux libyens, aux termes desquels d'une part les infirmières ont été reconnues coupables des crimes d'empoisonnement et d'homicide et condamnées, et de l'autre les prévenus libyens accusés de tortures relaxés, faute de preuves. Elles considèrent que le paiement par la Bulgarie d'indemnisations aux familles ainsi que la prise en charge et le traitement gratuit des enfants contaminés dans les hôpitaux européens, constituent un préalable indispensable à toute avancée positive dans le dossier judiciaire des infirmières. Le Gouvernement bulgare, pour sa part, a rejeté catégoriquement toutes les demandes financières de la Libye refusant d'acheter la libération des infirmières par le versement d'indemnisations aux victimes libyennes, au motif que cela serait reconnaître leur culpabilité et, au-delà, la responsabilité de l'Etat bulgare.
6. L'affaire dont est saisie l'Assemblée, qui est source de tensions dans les relations de la Libye avec les Etats occidentaux, est complexe. Aussi complexe soit-elle, elle met d'abord en jeu deux douloureuses tragédies : le drame de quelques 426 enfants libyens contaminés par le virus du sida, dont 51 sont décédés à ce jour, et le calvaire vécu par cinq infirmières bulgares et un médecin palestinien innocents.
7. L'Assemblée exprime sa compassion envers les enfants libyens contaminés par le virus du sida et sa solidarité avec leurs familles. Elle se félicite des efforts de l'Union européenne et de certains Etats, au premier rang desquels l'Italie, qui ont permis d'enrayer l'épidémie qui s'est déclenchée dans le pays huit ans plus tôt. Elle soutient à cet égard pleinement le Plan d'action lancé par la commission européenne en novembre 2004 de coordination de l'assistance humanitaire auprès des enfants contaminés.
8. Ces enfants reçoivent actuellement des soins. La condamnation à mort de cinq femmes manifestement innocentes des crimes dont on les accuse n'allége en rien la douloureuse épreuve endurée par ces enfants et leurs familles. La Libye n'a rien à gagner à ajouter une tragédie à une autre.
9. Nonobstant les efforts de réintégration de la Libye dans la communauté internationale depuis un an, la levée par les Etats-Unis des principales sanctions économiques et commerciales, la levée par l'Union européenne en octobre 2004 de l'embargo sur la livraison d'armes, la signature de protocoles d'accord pour l'indemnisation de victimes d'attentats, et la volonté d'ouverture et de rapprochement avec l'Europe affichée par les autorités libyennes, à l'instar de la visite du Colonel Kadhafi à Bruxelles en avril 2004, aucune issue favorable n'a pu être trouvée jusqu'ici au sort des infirmières et du médecin palestinien.
10. L'Assemblée réaffirme son opposition complète à la peine capitale, qui n'a pas sa place dans les systèmes pénaux des sociétés civilisées modernes. La peine de mort, même appliquée à des personnes reconnues coupables de crimes odieux, est une violation grave des droits de l'homme universellement reconnus. L'Assemblée condamne fermement l'exécution par la Libye le 15 juillet 2005 de deux ressortissants turcs condamnés à mort. Elle invite les autorités libyennes à abolir rapidement la peine de mort et à mettre en place sans délai un moratoire sur les exécutions.
11. L'Assemblée demande au Comité des Ministres:
11.1. d'appeler solennellement les autorités libyennes à :
11.1.1. faire montre de bonne volonté et, dans un esprit de dialogue constructif, régler l'affaire de l'équipe médicale bulgare dans les plus brefs délais et en pleine conformité avec les normes internationalement reconnues qui lient la Libye ;
11.1.2. libérer les infirmières et le médecin palestinien ou, à défaut, mettre en œuvre à travers la Cour Suprême les procédures judiciaires propres à garantir un procès équitable afin que leur innocence soit reconnue et leur relaxe prononcée ;
11.1.3. garantir pleinement le respect des droits de la défense et, dans ce cadre, veiller scrupuleusement à ce que les avocats internationaux régulièrement mandatés puissent assister leurs clientes de manière effective, leur garantir un accès régulier à leurs clientes, leur accès au dossier, et veiller à ce qu'un visa leur soit délivré en temps utile ;
11.1.4. mener rapidement une enquête sérieuse et approfondie sur les allégations de tortures et mauvais traitements subis par les cinq infirmières et le médecin palestinien ;
11.1.5. adhérer aux valeurs fondamentales universellement reconnues que sont la sauvegarde des droits de l'homme et la préservation de la dignité humaine et notamment à abolir rapidement la peine de mort et à instaurer sans délai un moratoire sur les exécutions ;
11.1.6. signer et ratifier le protocole optionnel à la Convention contre la torture et autres traitements ou punitions cruels, inhumains ou dégradants des Nations Unies ;
11.1.7. autoriser le Dr Zdravko Georgiev, médecin bulgare et époux d'une des infirmières, à quitter la Libye ;
11.2. d'appeler les Etats membres à :
11.2.1. soutenir résolument le Plan d'action de l'Union européenne, acte de solidarité envers les enfants libyens contaminés, par des contributions financières ou matérielles afin de garantir la mise en œuvre rapide de l'assistance humanitaire en Libye ;
11.2.2. faire clairement le lien entre la poursuite du processus de réintégration de la Libye dans la communauté internationale et le règlement satisfaisant du sort des infirmières bulgares et du médecin palestinien ;
11.2.3. agir dans le cadre de toutes négociations bilatérales avec la Libye, y compris de nature commerciale, en faveur d'un règlement rapide du sort des infirmières bulgares et du médecin palestinien ;
11.3. d'encourager le Gouvernement bulgare à poursuivre le dialogue avec les autorités libyennes, et d'appeler l'ONG bulgare nouvellement créée d'accélérer ses travaux avec les familles de victimes.
11.4. Compte tenu notamment du jugement de la Cour Suprême libyenne qui interviendra le 15 novembre 2005, l'Assemblée demande à la présidence de l'Assemblée d'envoyer une délégation en Libye pour rencontrer le chef d'Etat libyen et pour suivre le procès. Elle considère qu'il serait opportun que sa Commission des questions juridiques et des droits de l'homme suive les développements dans cette affaire et, s'il y a lieu, lui fasse rapport en temps utile.
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[1] Discussion par l'Assemblée le 6 octobre 2005 (31e séance) (voir Doc. 10677, rapport de la commission des questions juridiques et des droits de l'homme, rapporteur : M. Lloyd). Texte adopté par l'Assemblée le 6 octobre 2005 (31e séance).