COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME
Communiqué du Greffier
ARRÊT DANS L'AFFAIRE JABARI c. TURQUIE
Par un arrêt1 rendu à Strasbourg le 11 juillet 2000 dans l'affaire Jabari c. Turquie, la Cour européenne des Droits de l'Homme dit, à l'unanimité, qu'il y aurait violation de l'article 3 (interdiction de la torture) de la Convention européenne des Droits de l'Homme en cas d'exécution de la décision des autorités de l'Etat défendeur d'expulser la requérante vers l'Iran, et qu'il y a eu violation de l'article 13 (droit à un recours effectif) de la Convention. En application de l'article 41 (satisfaction équitable) de la Convention, la Cour dit, à l'unanimité, que le constat d'une violation potentielle de l'article 3 et le constat de violation de l'article 13 représentent en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout préjudice moral subi par la requérante.
1. Principaux faits
La requérante, Hoda Jabari, ressortissante iranienne, est née en 1973 et réside actuellement à Istanbul (Turquie).
En novembre 1997, l'intéressée fuit l'Iran pour se rendre en Turquie, craignant d'être condamnée à la mort par lapidation ou à la flagellation pour avoir commis l'infraction d'adultère réprimée par la loi islamique. Après être entrée illégalement en Turquie, elle tenta de se rendre au Canada par avion via la France à l'aide d'un faux passeport. A son arrivée à l'aéroport de Paris, la police française la renvoya en Turquie. A l'aéroport d'Istanbul, elle fut arrêtée pour être entrée dans le pays avec un faux passeport. Elle ne fut pas inculpée pour usage d'un faux passeport, mais son expulsion fut ordonnée. Elle déposa alors une demande d'asile que les autorités rejetèrent au motif que l'intéressée ne l'avait pas présentée dans un délai de cinq jours à compter de son arrivée en Turquie. Le 16 février 1998, la délégation du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) à Ankara lui octroya le statut de réfugiée. Le 16 avril 1998, le tribunal administratif d'Ankara rejeta le recours de la requérante contre l'arrêté d'expulsion au motif qu'il n'y avait pas lieu de surseoir à l'exécution puisque cette décision n'était pas entachée d'une irrégularité manifeste et que son exécution ne causerait aucun tort irréparable à l'intéressée.
2. Procédure et composition de la Cour
La requête a été introduite devant la Commission européenne des Droits de l'Homme le 26 février 1998. Elle a été attribuée à la quatrième section de la Cour et a été déclarée en partie recevable le 28 octobre 1999.
L'arrêt a été rendu par une chambre composée de sept juges, à savoir :
Georg Ress (Allemand), président, Antonio Pastor Ridruejo (Espagnol), Lucius Caflisch2 (Suisse), Volodymyr Butkevych (Ukrainien), John Hedigan (Irlandais), Matti Pellonpää (Finlandais), juges, Feyyaz Gölcüklü (Turc), juge ad hoc,
ainsi que Vincent Berger, greffier de section.
3. Résumé de l'arrêt3
Griefs
La requérante allègue que son expulsion vers l'Iran emporterait violation de son droit, protégé par l'article 3 de la Convention européenne des Droits de l'Homme, de ne pas être soumise à des mauvais traitements. Elle se plaint en outre de ce que le droit interne de l'Etat défendeur ne lui offre aucun recours effectif pour contester son expulsion, en violation de l'article 13.
Décision de la Cour
Article 3
Eu égard au fait que l'article 3 consacre l'une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques et prohibe en termes absolus la torture ou les peines ou traitements inhumains ou dégradants, la Cour observe que l'allégation d'une personne selon laquelle son expulsion vers un pays tiers l'exposerait à un risque de subir un traitement contraire à l'article 3 doit nécessairement faire l'objet d'un examen rigoureux.
La Cour n'est pas persuadée que les autorités de l'Etat défendeur aient apprécié sérieusement l'allégation de la requérante, notamment son caractère plausible. Elle constate que l'inobservation par l'intéressée du délai d'enregistrement de cinq jours a privé celle-ci d'un examen des faits à l'origine de ses craintes d'être renvoyée en l'Iran. De l'avis de la Cour, l'application automatique et systématique d'un délai aussi court pour la présentation d'une demande d'asile doit être considérée comme contraire à la protection de la valeur fondamentale consacrée par l'article 3 de la Convention. En outre, à la suite de la demande de contrôle juridictionnel présentée par la requérante, le tribunal administratif d'Ankara s'est borné à examiner la légalité formelle de l'expulsion, sans aborder la question plus déterminante du bien-fondé des craintes de l'intéressée.
La Cour attache de l'importance au fait que le HCR, après avoir interrogé la requérante, ait conclu que les craintes de celle-ci étaient crédibles. Elle n'est pas persuadée que la situation dans le pays d'origine de l'intéressée ait évolué au point que l'adultère ne soit plus considéré comme un affront répréhensible à la loi islamique. A cet égard, après s'être livrée à un examen impartial des études récentes sur la situation actuelle en Iran, elle constate que la loi continue de punir l'adultère de la lapidation, et que les autorités ont toujours la faculté d'user de cette sanction.
Eu égard à ces considérations, la Cour juge établi que la requérante risque réellement de subir un traitement contraire à l'article 3 si elle est renvoyée en Iran. En conséquence, l'arrêté ordonnant son expulsion, s'il était mis à exécution, emporterait violation de l'article 3
Article 13
La Cour dit qu'il y a eu violation de l'article 13. A son avis, vu le caractère irréversible du dommage pouvant se produire si le risque de torture ou de mauvais traitements se concrétisait et vu l'importance que la Cour attache à l'article 3, la notion de recours effectif au sens de l'article 13 exige un examen indépendant et rigoureux de l'argument qu'il existe des motifs sérieux de redouter un risque réel d'être soumis à un traitement contraire à l'article 3 et la possibilité de surseoir à l'exécution de la mesure incriminée. En l'espèce, étant donné que le tribunal administratif d'Ankara n'a fourni aucune de ces garanties, la Cour est amenée à conclure que la procédure de contrôle juridictionnel n'a pas satisfait aux exigences de l'article 13.
Article 41 de la Convention
La Cour estime que le constat d'une violation potentielle de l'article 3 et le constat de violation de l'article 13 représentent en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout préjudice moral subi par la requérante ; elle rejette les prétentions de l'intéressée pour le surplus.
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Les arrêts de la Cour sont disponibles sur son site Internet (http://www.echr.coe.int).
La Cour européenne des Droits de l'Homme a été créée en 1959 à Strasbourg pour connaître des allégations de violation de la Convention européenne des Droits de l'Homme de 1950. Le 1er novembre 1998 elle est devenue permanente, mettant fin au système initial où deux organes fonctionnant à temps partiel, la Commission et la Cour européennes des Droits de l'Homme, examinaient successivement les affaires.
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1 L'article 43 de la Convention européenne des Droits de l'Homme prévoit que, dans un délai de trois mois à compter de la date de l'arrêt d'une chambre, toute partie à l'affaire peut, dans des cas exceptionnels, demander le renvoi de l'affaire devant la Grande Chambre (17 membres) de la Cour. En pareille hypothèse, un collège de cinq juges examine si l'affaire soulève une question grave relative à l'interprétation ou à l'application de la Convention ou de ses Protocoles ou encore une question grave de caractère général. Si tel est le cas, la Grande Chambre statue par un arrêt définitif. Si tel n'est pas le cas, le collège rejette la demande et l'arrêt devient définitif. Pour le reste, les arrêts de chambre deviennent définitifs à l'expiration dudit délai de trois mois ou si les parties déclarent qu'elles ne demanderont pas le renvoi de l'affaire devant la Grande Chambre.
2 Juge élu au titre du Liechtenstein.
3 Rédigé par le greffe, ce résumé ne lie pas la Cour.